Il n’y a pas de monde d’après : Vifs (5/7)

Peu à peu, la vie a pris des formes distinctes, différenciées, élégantes, jaillies de la soupe première des uni cellulaires. Des bactéries, des méduses, bientôt des plantes et des algues. Plus tard, au cœur de la biodiversité, est apparue notre lignée. L’un des premiers hominidés connus est Toumaï, un petit tchadien né il y 7 Millions d’années. Nous descendons de lui et de ses frères et sœurs. Vous, moi, Lady Gaga et Kim Jon Un sommes les enfants de Toumaï de la 350 000 ème génération. Si une génération durait une seconde, la saga des hominidés durerait un peu plus de deux heures. Les premières traces de villes, en Mésopotamie, apparaîtraient sporadiquement dans les 2 dernières minutes. Et la comptable, le maçon, le caporal chef et la syndicaliste, la militante écologiste comme le trader, la guerre froide, la guerre économique et l’internet crépiteraient furtivement dans les 3 ou 4 dernières secondes du générique. Et comme rares sont ceux qui restent jusqu’à la fin du générique, à la sortie de la salle, vous pourriez affirmer ceci : les humains sont des animaux sociaux, marcheurs, cueilleurs le plus souvent, qui fabriquent des outils, dansent, parlent, s’aiment, rient et pleurent, et jouent avec leurs petits au pied des arbres, autour de feux, et contemplent parfois la beauté naturelle des coquillages, debout et pleins de vigueur, et quand l’un tombe, on l’enterre, et un autre s’élève. Tout notre génome s’est forgé dans ce creuset : nos émotions, nos réflexes, nos attirances et nos répulsions. Et puis, brutalement, voilà que nous écrivons des rapports, codons en java, regardons des séries, et avons mal au dos.

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles;

Extrait de Correspondances, Charles Baudelaire

Dans les deux dernières minutes du film sur la grande saga des hominidés, il s’est passé quelque chose qui a échappé aux plus distraits : l’invention de la nature. Désormais, il y aurait l’homme, ses villes et ses outils ET le reste, la nature. Nature qu’on pourrait désormais mesurer, analyser, domestiquer, exploiter, compresser, distiller ordonner. Il y aurait alors deux ordres distincts : celui de l’homme, organisé, et celui de la nature, sauvage (la nature est sauvage, ou alors c’est un terroir). Dans les bureaux, les trains, les avions, devant les ordinateurs, les machines à outil, les bandits manchots et les distributeurs de billets, il y a des hommes coupés de la nature, et donc, bien entendu, de leurs propre nature, c’est à dire de leurs corps. Au travail, le seul moment où l’on s’inquiète du corps, c’est quand il tombe malade, qu’il se coince, qu’il frotte, où quand il est brisé par les émotions. La nature n’a rien à faire au bureau, surtout notre propre nature. Elle est tolérée sous forme de Yucca sur le pallier, à côté de la machine à café. Les corps doivent être réparés rapidement pour retourner au boulot, et on est priés d’apprendre à manager nos émotions.

Il se passe donc cette chose étrange, que c’est l’invention même du concept de « nature » qui provoque la fracture entre elle et nous, nous et notre corps et nous empêche de bien en prendre soin. Chez les peuples premiers, qui portent encore le savoir de notre lignée, le mot nature n’existe pas. Une femme, un enfant, un adolescent, sont des expressions du monde, au même titre qu’un bambou, qu’une tourterelle, ou qu’un virus. Il n’y a donc pas besoin d’un mot pour trancher entre telle ou telle forme prise par ce qui est, entre l’humain et le non humain par exemple, ni même entre l’inerte et le vivant.

Si vous regardez à nouveau le film sur la grande saga de l’hominidé, vous ne verrez pas des hommes dans la nature, vous verrez le monde, dans sa complexité, son entremêlement, le fruit jeté par une fillette, qui germe, attrape la lumière et l’eau, fait un arbre dont un homme plus tard fait le bois d’une hutte où nichent des hirondelles, toutes formes ruisselantes en un seul fleuve. La seule chose peut-être qui vous sautera aux yeux, c’est qu’il y a dans le paysage des éléments qui se transforment beaucoup moins vite que d’autres. Les canyons, les alpes, les cristaux et les plaines, en sept millions d’années, se métamorphosent beaucoup moins vite que les grenouilles, les canaris, les hominidés et les fougères, qui eux sont beaucoup plus vifs. Dans le monde, dans ce qui est, il n’y a pas une différence entre la nature et l’homme, et entre l’organique et le minéral. Il y a ce qui est vif et ce qui l’est moins.

Et ce qui est vif nous porte à rire, à danser, à manger, à crier, et à contempler la beauté des coquillages. Morts ou vifs ? Vifs !

  • sur les origines de l’homme : Yves Coppens, Pascal Picq, Aux origines de l’humanité, tome 1 : De l’apparition de la vie à l’homme moderne, Fayard, 2001
  • sur la fracture entre l’homme et la nature : Hamilton, Bonneuil & Gemenne, The Anthropocene and the Global Environmental Crisis, Routledge, 2015
  • sur interdépendance : Tich Nhat Hanh, The Sun, My Heart, Paralax Press, 1988

Cet article fait partie d’une série de 7 textes écrits pour explorer la notion de « monde d’après », thème devenu à la mode depuis l’épidémie de Covid19. Ces textes sont construits sur une même ontologie : il n’y a pas de monde d’après. D’abord parce qu’il n’y a pas Un monde mais Des mondes (de l’éducation, des finances, de la politique, de l’enfance, de la santé, d’Asie, d’Europe, des médias sociaux, etc.). Et ensuite, parce que ces mondes n’ont pas d’états figés avant / après. Les mondes sont des flux de métamorphoses, ils se transforment sans cesse, naissent, se croisent, meurent et se renouvellent. La réalité, est une pelote vivante de mondes tissés, comme un vaste amas de rhizomes enchevêtrés les uns dans les autres. Dans cette pelote, des graines sont en dormance depuis longtemps. D’autres ont proliféré. Je souhaite porter un regard de tendresse sur ces graines oubliées – celles qui végètent – que nous les couvions, qu’elle s’enracinent et fleurissent à nouveau, plus nombreuses, dans nos mondes emmêlés.