Il n’y a pas de monde d’après : Comment (6/7)

Dans les vestiges sidérés de Pompéi, on ne trouve pas d’idées, pas de concepts, aucune opinion, pas un Dieu, nul rêve et aucun savoir. En revanche, il y a des amphores, des couteaux, des tessons d’assiettes, des fresques, et des restes de femmes et d’hommes figés en train de faire la vaisselle, ou de graver un morceau de bois. Depuis les débuts de l’aventure humaine, n’y a pas d’hommes sans objets. Homo « sapiens » bricole le monde, il aménage le réel, et c’est depuis les traces de son activité, et seulement à partir de celles-ci, que l’archéologue et l’historien inventent les mythes, les croyances et les coutumes des anciens. Aujourd’hui encore, la parole d’un Dieu, un vieux film de Charlot et le cliché souvenir des vacances sont encastrés dans des artefacts humains : pâte à papier, encre, plastique injecté, signal magnétique, bits et silicium. Homo « sapiens » est aussi Homo Faber, parce que penser et faire sont le même geste. Facio ergo sum : je fais, donc je suis.

Mais qu’est- ce donc que je suis ? une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme,qui nie, qui veut, qui ne veut pas , qui imagine aussi, et qui sent.

Discours de la Méthode, René Descartes

Descartes, tenant dans sa main une plume biseautée par lui même, qu’il trempe dans un encrier soufflé par un maître verrier, hésite devant une page blanche et fraîchement manufacturée, à la recherche de la preuve ultime de sa propre existence. Il cogite. Et finit par conclure que sa cogitation, justement, c’est tout lui ! Il écrit alors sa meilleure punch line : Cogito ergo sum. La formule fait un carton, elle est reproduite avec les nouvelle machines à imprimer, reliée plein cuir et diffusée dans toute l’Europe. Sans l’ingénierie des Lumières, le savoir faire des imprimeurs et le travail patient des relieurs, la formule serait restée sur un papier volant du côté d’Utrecht. Ironie du sort, c’est grâce à l’ingéniosité et aux gestes de milliers d’artisans et de faiseurs, que l’idée de la supériorité des penseurs sur les faiseurs a colonisé les esprits.

Il y a désormais ceux qui pensent et ceux qui font, chacun son camp, cols blancs contre cols bleus. La femme de ménage (facio) rêve d’un fils architecte (cogito), l’architecte, d’un clic de souris, imagine (cogito) des bureaux en verre, plein Sud, au bord de la méditerranée, le laveur de carreaux (faccio) en sueur sur la paroi vitrée peste contre celui qui a pu avoir une idée aussi #§%@ » ! Les cols blancs se persuadent de leur primauté, et prennent le pouvoir. Ils imposent leur agenda : ce qui compte, c’est le sens, l’idée, le pourquoi des choses. Les concepts. L’intendance suivra. D’ailleurs, ils ont des penseurs du travail qui diront exactement ce qu’il faut faire aux cols bleus, en respectant la procédure et la norme qualité qui va bien. Les meilleurs des penseurs se réunissent pour mettre leurs idées en conserves – les fameux « Think Tanks » – pour les servir réchauffées aux décideurs et aux politiques.

Confinement : le maraîcher, le commerçant, l’éboueur, l’infirmière et le brancardier nourrissent, ménagent et pansent, de leurs gestes sûrs et habituels, les penseurs soudain vulnérables. Les premiers savent comment faire, les seconds voudraient comprendre. Depuis soixante-dix ans nous faisons cette erreur. Nous voulons protéger la biodiversité et limiter le réchauffement climatique par le pouvoir de la pensée. Chaque mois on publie les appels angoissés des scientifiques, on remplit des traités de résolutions et nos « Think Tanks » débordent d’idées. Et pendant ce temps, nos machines, nos artefacts, nos composés chimiques et nos gestes de cuisiniers stérilisent les sols nourriciers. Les « Do Tanks », eux, restent vides.

C’est qu’à force d’ignorer ce que sait la main, on a perdu la sagesse des faiseurs : notre héritage est ce que nous faisons et le comment et le quoi font un pas de danse à chaque geste.

  • sur l’Homo Faber : Henry Bergson, L’évolution Créatrice, 1908, Félix Alcan
  • sur ce que sait la main : Richard Sennett, Ce que sait la main, 2010, Albin Michel
  • sur l’encastrement de la pensée dans la sociomatérialité : Michel Callon, Eléments pour une Sociologie de la Traduction : La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc. 1986, Presses Universitaires de France.

Cet article fait partie d’une série de 7 textes écrits pour explorer la notion de « monde d’après », thème devenu à la mode depuis l’épidémie de Covid19. Ces textes sont construits sur une même ontologie : il n’y a pas de monde d’après. D’abord parce qu’il n’y a pas Un monde mais Des mondes (de l’éducation, des finances, de la politique, de l’enfance, de la santé, d’Asie, d’Europe, des médias sociaux, etc.). Et ensuite, parce que ces mondes n’ont pas d’états figés avant / après. Les mondes sont des flux de métamorphoses, ils se transforment sans cesse, naissent, se croisent, meurent et se renouvellent. La réalité, est une pelote vivante de mondes tissés, comme un vaste amas de rhizomes enchevêtrés les uns dans les autres. Dans cette pelote, des graines sont en dormance depuis longtemps. D’autres ont proliféré. Je souhaite porter un regard de tendresse sur ces graines oubliées – celles qui végètent – que nous les couvions, qu’elle s’enracinent et fleurissent à nouveau, plus nombreuses, dans nos mondes emmêlés.