Il n’y a pas de monde d’après : Présence (4/7)

Patience est le nom, et patient l’adjectif. D’un homme qui a de la patience (nom) on dira qu’il est patient (adjectif). Cela vaut pour nombre d’autre groupes nominaux. La clémence est ce que montre une personne clémente par exemple. De même, une professeure a de la pertinence quand ses propos peuvent être qualifiés de pertinents, etc. Jusqu’ici, c’est assez facile à comprendre. Mais alors, de quoi la présence est-elle le nom ? En toute logique, avoir de la présence, ce serait être présent. Si je rentre dans une salle, qu’il y a dix convives, tout le monde semble être là, ici et maintenant – hic et nunc – tout le monde est présent, sauf les absents (qui on bien tort). Et pourtant, tout le monde n’a pas la même présence. C’est qu’il doit y avoir une façon d’être présent un peu particulière pour qu’on puisse parler de présence.

« Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »

Patrick Le Lay (alors directeur de TF1) – L’Express, 9 juillet 2004.

Or, de présent, mon Bon Monsieur, il n’y en a plus guère de disponible. Après la ruée vers l’or puis celle vers l’or noir (le pétrole), les marchands ont déniché un gisement stupéfiant d’énergie : l’or gris (les neurones). Celui de notre fameux temps de cerveaux disponible. Un or finalement assez facile à extraire, grâce aux découvertes des neurosciences. Créez une insatisfaction chez un homo sapiens (une mauvaise nouvelle, une courbe qui monte, une qui descend, une insulte, une tête qui saute) et aussitôt après, lui tendre un petit plaisir à lécher (un like, un j’aime, un mignon chaton, la photo d’un coca, un morceau de viande, du sucre, du sel, du gras, du sexe). Notre Sapiens innocent fabrique alors lui-même (et c’est ça qui est génial) sa propre drogue, gratuite, la dopamine, et il ressent en lui le plaisir immédiat. Hélas, trois fois hélas… Sous l’effet ambigu de ce neurotransmetteur, il devient rapidement dépendant, et veux reproduire encore et encore les conditions de sa sécrétion : il lui faut un abonnement Netflix, une nouvelle console de Jeux, de la 4G, un grand écran et Amazon Prime. Qui ne sont pas des drogues. Juste des dealers de dopamine, qu’il convoque de quatre à sept heures par jour (moyenne française). Le tour est joué. Les orpailleurs viennent de prendre possession de notre présent, revendu à prix d’or à des millions de marchands. Nous voilà, au sens originel du terme, parfaitement divertis, c’est à dire déviés de nous mêmes.

Et ce n’est pas fini ! Quand il nous reste un moment, voilà que nous fourmillons de projets. Nous préparons le week-end, une livraison, une fête, le creusement d’une piscine, le plantage de choux et la kermesse de Pâques. Nous devenons pour nous-mêmes des kapos implacables, avec rappels à l’ordre automatisés, cours obligatoires, bilans, agendas et l’obligation de fournir des preuves de notre sur-activité, documents photos à l’appui, à la supervision de nos réseaux sociaux… Qui nous donneront des likes en retour. Qui alimenteront eux aussi notre pompe à dopamine. Nous nous pro-jetons, c’est à dire, étymologiquement, nous nous jetons vers l’avant, vers le futur plus ou moins proche, hors du présent, à notre propre initiative, comme si le présent était décidément un endroit inhospitalier.

Or, le présent, c’est la seule adresse pour l’insouciance (qui se fout des projets) et le silence (qui ne pas besoin de diversion). Hier n’est plus, demain n’est pas encore, il reste l’épaisseur d’une feuille de cigarette entre les deux, hic et nunc. C’est mince, mais c’est tout ce qu’il y a. Aimer, apprécier, contempler, rire, consoler, étreindre, guérir, ne se goûte que dans ce minuscule interstice, l’instant présent, et se goûte bien mal si nous en sommes trop souvent divertis et projetés.

Avoir de la présence (nom) c’est être présent (adjectif). Être bien campé là, le savoir, être disponible, sans attente particulière, être maître de son attention, insoumis aux vendeurs de dopamine facile. La présence c’est le retour au bercail.


  • sur la présence : Tich Nhat Hanh, The Miracle of Mindfulness, 1975 (et oui déjà!)
  • sur le fonctionnement des émotions et du cerveau : Rick Hanson, Le cerveau de Bouddha, Pocket 2013
  • sur l’économie de l’attention : Dir. Yves Citton, l’Economie de l’Attention, 2014

Cet article fait partie d’une série de 7 textes écrits pour explorer la notion de « monde d’après », thème devenu à la mode depuis l’épidémie de Covid19. Ces textes sont construits sur une même ontologie : il n’y a pas de monde d’après. D’abord parce qu’il n’y a pas Un monde mais Des mondes (de l’éducation, des finances, de la politique, de l’enfance, de la santé, d’Asie, d’Europe, des médias sociaux, etc.). Et ensuite, parce que ces mondes n’ont pas d’états figés avant / après. Les mondes sont des flux de métamorphoses, ils se transforment sans cesse, naissent, se croisent, meurent et se renouvellent. La réalité, est une pelote vivante de mondes tissés, comme un vaste amas de rhizomes enchevêtrés les uns dans les autres. Dans cette pelote, des graines sont en dormance depuis longtemps. D’autres ont proliféré. Je souhaite porter un regard de tendresse sur ces graines oubliées – celles qui végètent – que nous les couvions, qu’elle s’enracinent et fleurissent à nouveau, plus nombreuses, dans nos mondes emmêlés.