Si nous sommes à ce point fascinés par les tragédies, les fictions, les séries, de l’Yliade et l’Odyssée au Comte de Monte Cristo, de James Bond à Game of Thrones, c’est par ce que les grandes sagas nous ressemblent. Nous sommes tout à la fois l’enfant perdu, celle qui le sauve, celui qui guette tapis dans l’ombre, celle qui pleure, celui qui se venge, celle qui séduit et celui qui tombe. Ho bien sûr, nous avons nos personnages favoris, nos héros et d’autres qu’on méprise, des oubliés, jetés dans des culs de basse fosse. Mais au final, nous ne sommes ni le héros, ni le vilain. Nous sommes ce brouhaha de sensations, de pensées et de rêves, lancés dans un débat sans fin, plein de bruits et de fureur. Nous ne sommes pas les héros des tragédies. Nous sommes la tragédie.
« A girl has no name »
Arya Stark
Nous avons construit un monde à l’image de cette tragédie intérieur : à chaque minute, nous sommes placés sous un flot incessant de visages, de slogans, de débats, d’avis et d’opinions, de petites phrases, de notifications, de pictogrammes. Dans le métro, le bus, aux bords des routes, sur nos écrans, à la radio, partout. Et sans cesse, on nous invite à laisser un commentaire, un avis, à prendre parti, à incarner quelque chose, à réagir. Il est devenu impossible de ne pas réagir. De ne pas ajouter du bruit au bruit, du mouvement au mouvement, de l’information aux informations. Et dans ce capharnaüm de symboles et de signes, nous cherchons encore une pépite, une carte, une notice. Nous voilà Ulysse, Edmond Dantes, 007 et Arya Starck à la fois.
Et puis un matin, voilà qu’au détour d’une rue, entre deux pensées, dans notre cher vacarme, un détail apparaît. Un petit appel, une minuscule gaieté. Il faut nous arrêter. On ouvre la bouche. On ouvre la paume des mains. On guette : écoute ? On invite en nous plus de silence, plus d’attention joyeuse, plus de clarté. Et avec de la patience et de l’inaction – après un temps, une pause, une respiration – on entend le chant fragile et entêté de l’oiseau. Mais on entend aussi autre chose: tout le silence qu’il nous fallait pour lui, pour faire une place, pour lui ménager de la paix. Là, maintenant, dans la ville, dans notre course, dans la rue, dans notre tête, dans nos pensées tragicomiques. La fragilité de l’oiseau appelle la paix. Le chant de l’oiseau, c’est ce détail qui nous révèle au silence.
Au plus profond de la forêt la plus dense, il y a au moins un espace dégagé, ouvert au ciel, au vent, à l’espace, à la lumière. Dans le sombre, un recoin de clarté. Un lieu où le clair est possible. On appelle cela, très justement, une clairière. Un endroit dédié à la fabrication, la conservation et l’entretien de la clarté. Un tel endroit existe toujours. Il suffit qu’un arbre tombe, qu’une roche affleure, qu’un groupe de bêtes aie pris l’habitude d’y paître pour que l’espace fasse clairière. Il est impossible que la lumière ne réclame pas sa part.
Le soir, quand la tragédie se termine, que le théâtre se vide, que le wifi est coupé, il reste un espace dégagé, une scène vaste et du silence. Quand nous sommes cet espace, nous y voyons plus clair.
- Sur les feuilletons et les héros : Umberto Eco, De Superman au surhomme, 1993, Grasset
- Sur les systèmes intérieurs de personnages : François Le Doze, Christian Krumb, La Force de la confiance: Une Thérapie pour s’unifier, 2015, Odile Jacob
- Sur le vide et le silence : Jiddu Krishnamurti , Découvrir l’illimité, Poche, 2016, Philippe Beaudoin (Traduction)
Cet article fait partie d’une série de 7 textes écrits pour explorer la notion de « monde d’après », thème devenu à la mode depuis l’épidémie de Covid19. Ces textes sont construits sur une même ontologie : il n’y a pas de monde d’après. D’abord parce qu’il n’y a pas Un monde mais Des mondes (de l’éducation, des finances, de la politique, de l’enfance, de la santé, d’Asie, d’Europe, des médias sociaux, etc.). Et ensuite, parce que ces mondes n’ont pas d’états figés avant / après. Les mondes sont des flux de métamorphoses, ils se transforment sans cesse, naissent, se croisent, meurent et se renouvellent. La réalité, est une pelote vivante de mondes tissés, comme un vaste amas de rhizomes enchevêtrés les uns dans les autres. Dans cette pelote, des graines sont en dormance depuis longtemps. D’autres ont proliféré. Je souhaite porter un regard de tendresse sur ces graines oubliées – celles qui végètent – que nous les couvions, qu’elle s’enracinent et fleurissent à nouveau, plus nombreuses, dans nos mondes emmêlés.