Il n’y a pas de monde d’après : Gentille (1/7)

Pour commencer, essayez de ne pas visualiser un éléphant rose. De ne pas voir sa trompe et ses grands yeux et ses oreilles roses. Et de constater que c’est impossible. Notre esprit renforce ce contre quoi il lutte et révèle ce qu’il voudrait cacher. Et à présent, selon le même principe, quel mot voyez vous, en lisant ceci : non-violence. Et celui-là : bienveillance. Violence, Veillance. Pauvre bienveillance, coincée entre la surveillance panoptique d’un « BigBrother » et la sousveillance des  « Little Sisters », nos milliers de petits micros et de petites caméras. Décidément non, ça ne va pas. Comme pour l’éléphant rose, on repousse mal le contrôle et la violence avec la bienveillance et la non-violence…

Si on veut ramener à la surface des mondes une certaine qualité de souplesse, de douceur, de délicatesse, il nous faudrait trouver un autre mot. Un mot sans ambiguïté, commun, vaste, compris de toutes et tous, invoquant d’emblée le côté tendre de nos êtres. Sans éléphant rose caché dedans. Prendre ce mot, lui ménager un espace de lumière avec un bon terreau, et contempler comme il fleurit. Il y aurait bien le mot gentille, mais…

« Jean-Luc ? Bha, on va dire que c’est un gentil garçon, si tu vois ce que je veux dire ».

Roger, à la machine à café lundi matin

La gentillesse, dans des mondes où l’agressivité et la brillance sont réifiées, est devenue une vertu secondaire. Si on ne peut pas être puissant, belle, intelligente, malin, glorieuse ou influent, il reste la possibilité d’être gentille. La gentillesse est devenue la vertu refuge quand on n’a pas d’autre choix, ou pire, c’est le péché des naïfs ou des faibles qui croient – les malheureux- que nous serions dans Un monde de Bisounours. Heureusement qu’une sagesse de comptoir prévient Jean-Luc de tout excès de gentillesse, car mon pote, pas vrai, « trop bon, trop con ».

Il faut y regarder de plus près. Observer nos mondes avec plus de présence, en focalisant notre attention sur les petites choses toutes simples et merveilleuses qui se déroulent sous nos yeux, inobservées, discrètes. Regarder comment la maîtresse d’école retient la porte deux secondes de plus pour qu’un enfant mal réveillé s’engouffre dans la salle de classe. Comment chaque matin, sans nul besoin de surveillance, justement, des milliers d’automobilistes s’arrêtent à un stop et attendent leur tour. Comment trois personnes s’approchent, inquiètes et tiennent une main si l’un de nous s’écroule en pleine rue. Il faut se réhabituer à voir la banalité de la gentillesse, partout disponible, toujours s’exprimant, colmatant nos mondes comme la salive des ouvrières font tenir une ruche. Et parfois, surgit le miel d’une gentillesse héroïque. Quand la colère surgit, ou la tristesse ou encore le désespoir. Une présence soudain suave et délicate, un silence, un sourire, un regard auquel s’accrocher, la noblesse, le courage d’une gentille, d’un gentil. Et de sentir en nous ce qui survit, est vif encore, et pourra s’éveiller. Une fois encore, être sauvé par ta gentillesse. Parce quand je tombe, ta brillance, ta gloire ou ton influence ne me sont d’aucun secours.

Nos mondes en métamorphose ont soif de gentillesse. A force d’injonctions (muscle ton jeu!) et d’éducation, nous avons perdu l’habitude de la voir. Elle nous manque secrètement, alors qu’elle est partout disponible. Et que deviennent la force, la vigueur et la présence sans gentillesse ? Elles font le lit de la violence, de l’agressivité et du contrôle. Il est temps de glaner à nouveau les graines de gentillesse, innombrables, partout semées. De s’habituer à les remarquer chaque jour. Et puis d’oser enfin. Oser la gentillesse c’est donner la permission aux autres d’être gentilles à leurs tours. Et il ne faut pas se méprendre : dans la colère ou la peur, rares sont celle et ceux encore capables de gentillesse. Quand la brillance, l’intelligence, la force, l’influence ou la gloire ne sont plus possibles, il est véritablement héroïque d’être un gentil. Et rares sont les maîtres. A part peut-être, chez les plus modestes, les plus discrètes, les plus vulnérables et les plus silencieuses d’entre nous.

La noble caste entêtée et invisible des gentilles.


  • sur le monde en rhizomes : Gilles Deleuze & Félix Guattari – 1000 Plateaux, Capitalisme et schizophrénie (1980)
  • sur la surveillance et la panoptique : Foucault, Michel (1975). Surveiller et punir : Naissance de la prison, Paris : Gallimard.
  • sur la sousveillance : Mann, Steve. « « réflexionisme » Et « diffusionnisme »: Nouvelles Tactiques Pour Déconstruire L’autoroute De Vidéosurveillance ». Leonardo 31 (1998): pp 93-102. Print. Leonardo.

Cet article fait partie d’une série de 7 textes écrits pour explorer la notion de « monde d’après », thème devenu à la mode depuis l’épidémie de Covid19. Ces textes sont construits sur une même ontologie : il n’y a pas de monde d’après. D’abord parce qu’il n’y a pas Un monde mais Des mondes (de l’éducation, des finances, de la politique, de l’enfance, de la santé, d’Asie, d’Europe, des médias sociaux, etc.). Et ensuite, parce que ces mondes n’ont pas d’états figés avant / après. Les mondes sont des flux de métamorphoses, ils se transforment sans cesse, naissent, se croisent, meurent et se renouvellent. La réalité, est une pelote vivante de mondes tissés, comme un vaste amas de rhizomes enchevêtrés les uns dans les autres. Dans cette pelote, des graines sont en dormance depuis longtemps. D’autres ont proliféré. Je souhaite porter un regard de tendresse sur ces graines oubliées – celles qui végètent – que nous les couvions, qu’elle s’enracinent et fleurissent à nouveau, plus nombreuses, dans nos mondes emmêlés.

Semez !

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