Ça s’est passé à la fin du XIXè siècle en Europe quand le marchand de Manchester a supplanté le chevalier et le curé. Victoire définitive du Tiers État, par KO, sur la noblesse et le clergé. Désormais, on pourrait dépasser la morale, et le sang. A la place, on se mit à compter, à mesurer, à organiser et à commercer. Après quelques massacres retentissants et parfaitement bien gérés au XXè siècle, on remplaça peu à peu les champs de bataille par une guerre économique perpétuelle. États Nations contre États Nations, Entreprises contre concurrents, secteurs contre secteurs. Homme contre Terre. Dans les tranchées de Verdun, d’un côté comme de l’autre, on haïssait la guerre, et on faisait déjà des plans pour la paix. La guerre était un accident, et le retour à la fraternité, la suite nécessaire et logique à la folie. Dans les tranchées de la mondialisation, l’idée d’une simple trêve, pour un petit virus, nous affole. Et pourtant, une trêve qui dure, n’est-ce pas la paix ?
Chacune a son petit mérite
Mais, mon colon, celle que j’préfère
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit
Georges Brassens, Extrait de « la Guerre de 14-18 »
On a pris une grande valise, dans laquelle on a rangé tout ce qui serait utile pour la guerre économique. Sur cette valise, une grosse étiquette : management. Dans la valise, on trouve des outils très pratiques pour être de meilleurs guerriers : plus optimisés, productifs, résilients, plus agiles, plus séduisants, plus addictifs, plus persuasifs. On a des écoles de guerre et des sciences de guerre pour affiner ces outils et les enseigner au plus grand nombre. Et c’est un succès ! Aujourd’hui, on peut manager un hôpital, une école, une prison, un projet, une équipe, on peut aussi manager sa famille, ses relations, son réseau et sa vie. Et on peut déjà manager son corps et ses rêves. Rien ne doit échapper aux contrôle et aux mathématiques.
Et tout cela est basé sur un formidable malentendu originel.
Quand Guillaume le Normand – il y a presque mille ans – conquiert et unifie les royaumes anglais, la langue française devient l’idiome du pouvoir, des lois, du droit. Peu à peu, la langue du peuple, une sorte de proto anglais, va s’enrichir de centaines de vocables français. Cette infusion va durer jusqu’à la renaissance. Selon les linguistes, l’anglais actuel a emprunté entre un tiers et soixante pour cent de ses mots au français. Si les emprunts au français sont innombrables dans les domaines de la nourriture et de l’art de vivre, ils existent aussi dans le vocabulaire juridique ou commercial du marchand de Manchester (voir vidéo plus bas). Budget est issu de bougette, affair est la contaction de « à faire » par exemple. Et puis il y a Management…
Management est issu du mot français ménager / ménagement. Ménager a parfois le sens d’organiser, comme manager. C’est le cas dans l’expression « ménager un rendez-vous » ou « se ménager un abri » . Mais en français, ménager a bien d’autres connotations. Si je ménage un adversaire, c’est que je le traite avec indulgence. Si je ménage mon équipe, c’est que je suis soucieux de son état de fatigue. Quand je ménage mon corps, je fais preuve de douceur envers moi même. Qui veut voyager loin ménage sa monture. Ça n’est pas une nuance, ce petit « é » à la place du « a », c’est l’intention à la place de la mesure. Et ça change tout. Voyez (lisez) par vous même : Le ménagement des ressource humaines. Le ménagement de projet. Une Grande Ecole de Ménagement. Un entretien avec mon ménageur. Le ménagement du changement. Le Top Ménagement. Le ménagement international. Le ménagement de crise…
On peut garder la grande valise du management : dedans, il y a d’excellents outils pour se coordonner, et s’organiser collectivement, des outils bien pratiques, pour réaliser nos rêves, construire des ponts, des respirateurs, des films, des biscuits. Changeons juste la grosse étiquette sur la valise. Et remettons ainsi un peu d’intention (de soin, de douceur, de délicatesse) dans notre action. Pour donner sa chance à la trêve – et tendre à la paix – il nous faut à présent des ménageuses et des ménageurs de paix.
- sur la victoire des marchands de Manchester : Georges Bernanos, La France contre les Robots, Plon 1970
- sur l’influence du français sur l’anglais : Henriette Walter, Honni soit qui mal y pense, éd. Robert Laffont 2001
- sur la paix économique : Dominique Steiler, Osons la paix économique, DeBoeck 2017
Cet article fait partie d’une série de 7 textes écrits pour explorer la notion de « monde d’après », thème devenu à la mode depuis l’épidémie de Covid19. Ces textes sont construits sur une même ontologie : il n’y a pas de monde d’après. D’abord parce qu’il n’y a pas Un monde mais Des mondes (de l’éducation, des finances, de la politique, de l’enfance, de la santé, d’Asie, d’Europe, des médias sociaux, etc.). Et ensuite, parce que ces mondes n’ont pas d’états figés avant / après. Les mondes sont des flux de métamorphoses, ils se transforment sans cesse, naissent, se croisent, meurent et se renouvellent. La réalité, est une pelote vivante de mondes tissés, comme un vaste amas de rhizomes enchevêtrés les uns dans les autres. Dans cette pelote, des graines sont en dormance depuis longtemps. D’autres ont proliféré. Je souhaite porter un regard de tendresse sur ces graines oubliées – celles qui végètent – que nous les couvions, qu’elle s’enracinent et fleurissent à nouveau, plus nombreuses, dans nos mondes emmêlés.